« 19, 20, 21, 22… » Au bout du fil, Bernadette Michel fait le compte de ses petits-enfants. Elle calcule deux fois, « pour être sûre ». Avec son conjoint, elle trône au sommet d’une famille recomposée qui comprend 30 petits-enfants et 1 arrière-petit-enfant. Autrefois, la femme de 56 ans cuisinait seulement pour sa famille. Désormais, elle prépare de grands festins pour les quelque 500 membres de sa communauté. Ses plats, cuisinés et dégustés dans la plus pure tradition innue, sont un rempart contre la perte de la culture culinaire des communautés innues de la Côte-Nord.
PAR NICOLAS LACHAPELLE
Traditionnellement, les Innus se nourrissaient à même le Nitassinan, le territoire ancestral qui s’étend du lac Saint-Jean jusqu’à l’océan Atlantique et Anticosti, au sud, et au Labrador, au nord. Les repas se composaient jadis d’éléments prélevés au gré des saisons, comme le saumon en été ou le caribou en hiver. Parfois, de grandes fêtes rassemblaient différentes familles innues éparpillées sur le territoire. Elles étaient l’occasion de préparer un grand festin : le mukushan. Depuis la sédentarisation des Innus, leur alimentation a beaucoup changé. Le luxe de manger ces aliments frais et goûteux qui faisaient autrefois la joie de leurs ancêtres est de moins en moins présent. Bernadette Michel fait partie de ces personnes qui perpétuent les traditions culinaires innues.
Quand je la joins par téléphone, la cheffe est fatiguée. Voilà bientôt deux semaines qu’elle s’échine à apprêter certains des caribous que des chasseurs innus ont pu rapporter du nord de Chisasibi dans le cadre des récents accords entre les nations crie et innue. Les écoles de leur communauté ont eu droit à un caribou chacune et c’est Bernadette, seule, qui est chargée de les cuisiner.
Elle offre un service de traiteur, mais pas n’importe lequel : elle prépare de grands repas traditionnels innus pour ses clients de Uashat et de Mani-utenam, deux communautés situées près de Sept-Îles.
Depuis toujours, Bernadette fait office de traiteure de manière non officielle dans les mariages, les fêtes et autres événements spéciaux de sa communauté. Elle caressait l’idée de se consacrer entièrement à cette occupation depuis longtemps, mais le sentiment du devoir l’a toujours tenue éloignée de son rêve. C’est que toute sa vie, Bernadette a occupé des emplois dans des secteurs où on avait besoin d’elle. « Où je me sentais utile », précise-t-elle. À l’arrivée de sa retraite, en mars 2022, après avoir oeuvré en politique, en éducation et en intervention sociale en plus de diriger le centre de la petite enfance Kanitautshinaushiht, à Uashat, elle a enfin pu saisir l’occasion qu’elle attendait depuis si longtemps.
Mukushan
Quelques semaines seulement après le début de ses activités comme traiteure, Bernadette a reçu la visite du directeur du secteur culturel de l’éducation de sa communauté, qui lui a demandé de préparer un mukushan de mets traditionnels pour une première école. Ces repas visent à faire connaître aux jeunes la tradition culinaire innue avant qu’elle ne s’efface des mémoires.
Le festin, qui comprenait principalement des pâtés et du ragoût à base de caribou, a ravi les 200 enfants présents. Le succès a été tel que deux autres écoles de la communauté ont voulu profiter des talents de la cheffe.
Ses repas s’inspirent de mets traditionnels de sa culture et se composent d’aliments récoltés dans le Nitassinan. Chaque saison, les festins varient, selon ce que le territoire a à offrir. À la fête des Pères, par exemple, le saumon est au menu. À l’automne, c’est au tour du lièvre, puis du porc-épic, du castor et enfin de l’orignal, qui se fait tranquillement une place dans les assiettes de la communauté, faute de caribou.
Comme ses ancêtres avant elle, Bernadette prépare ses plats simplement, sans artifices superflus, de manière à mettre véritablement les produits du Nitassinan à l’honneur. Chez les Innus, les viandes sont généralement fumées, rôties ou cuites en ragoût dans une sauce à base de jus de cuisson épaissi avec de la farine. Des patates rissolées accompagnent souvent les plats, de même que des beignets frits ou de la bannique, un pain sans levain cuit directement sur le feu ou dans le sable chaud. Derrière l’apparente simplicité de la cuisine traditionnelle innue se cache un secret : le savoir autour du meilleur moment pour déguster tel ou tel aliment. La perdrix a-t-elle meilleur goût au printemps ou à l’automne ? Qu’en est-il du castor ? Du porc-épic ? De l’outarde ? Bernadette, elle, le sait.
Une porte d’entrée sur le territoire
« J’ai toujours vécu là-dedans : les festins, les fêtes, les grandes tablées », souligne la dernière d’une famille de 19 enfants. La nourriture a aussi une importance culturelle primordiale pour Bernadette. « Si on ne se nourrit pas de cette nourriture-là, on va perdre notre rapport à la forêt, notre goût de fréquenter les rivières, d’être sur le territoire. » La cheffe constate qu’il y a de moins en moins de gens qui cuisinent des mets traditionnels dans sa communauté, un drame pour celle qui considère que la nourriture traditionnelle est une porte d’entrée sur le territoire.
Pour le moment, elle envisage de s’occuper du service de traiteur pour une dizaine d’années encore. Elle aimerait ensuite passer le flambeau. « J’aimerais beaucoup former d’autres chefs. » C’est encore là une preuve de sa détermination à préserver une part du mode de vie de ses ancêtres. « J’ai appris à mes enfants à aimer cuisiner. Et maintenant, ils aiment aussi être sur le territoire. »
Parions que Bernadette réussira à relever le défi monumental qu’elle s’est fixé. L’irrésistible appel de ses festins saura certainement rallier plus d’une personne à sa mission.
Magazine le Goût de la Côte-Nord
Juin 2022 – Numéro 2
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