Au fil des siècles, la cuisine nord-côtière a été façonnée par les connaissances, les habitudes et les cultures culinaires de sa population. Les recettes et les menus évoluent, mais la richesse du garde-manger local, elle, demeure.
PAR LAURA SHINE
L’histoire du garde-manger nord-côtier, ça commence en bord de mer.
Ce sont les ressources maritimes côtières – phoques, morses, poissons et oiseaux – qui attirent les premiers habitants de la Basse-Côte-Nord, les groupes de l’Archaïque maritime. Ils arrivent de cette côte atlantique il y a environ 8500 ans. Au cours des millénaires qui suivent, d’autres peuples s’installent dans cette vaste région : Dorsétiens, Inuits, groupes algonquiens venus des Grands Lacs. Chaque groupe amène de nouvelles technologies et connaissances : cuisson en pot, outils de chasse plus précis, cueillette de plantes forestières comestibles. Certains profitent des richesses estivales du bord de mer (oiseaux et oeufs, phoques, crustacés et poissons divers), puis retournent chasser le caribou et les petits mammifères en forêt pendant l’hiver. Leurs techniques de conservation des aliments sont adaptées à ce style de vie semi-nomade. « Ils se laissent des réserves de nourriture à certains endroits : des poissons et des viandes boucanées ou séchées, par exemple », précise l’historien et écrivain Guy Côté, spécialiste de la Côte-Nord basé à Havre-Saint-Pierre.
Vers la fin du 15e siècle, les pêcheurs européens font une apparition plus soutenue le long des côtes. Les Basques chassent la baleine et s’installent sur les rives pour faire fondre la graisse des cétacés. Cette dernière est utilisée sur le Vieux Continent comme combustible pour les lampes et elle est conservée dans le sel comme gras de carême. Les Bretons, eux, s’intéressent aux bancs de morues. Ils font sécher les poissons sur la grève avant de les ramener en Europe.
Les premiers postes de traite des fourrures apparaissent sous le Régime français, à partir du 17e siècle – c’est d’ailleurs à Tadoussac que s’établit le premier poste de la Nouvelle-France, celui de Chauvin, en 1600. Certaines familles y élèvent du bétail et y font pousser des légumes – carottes, betteraves, pois, gourganes… Les Innus s’y rendent pour troquer des fourrures, des poissons, des mammifères marins ou des oiseaux aquatiques contre des ingrédients d’origine européenne. Au cours des siècles suivants, les Innus et les colons pratiquent aussi conjointement certaines activités de chasse et de pêche, échangeant des techniques et des savoirs.
Une transformation du territoire… et des assiettes
Ce n’est qu’au milieu du 19e siècle, avec la dissolution des monopoles accordés aux grandes compagnies comme la Labrador Company et la Compagnie de la Baie d’Hudson, que le gouvernement du Canada-Uni permet aux colons et aux pêcheurs de s’installer durablement sur la Côte-Nord. Bords de mer et rivières à saumons sont investis par les nouveaux arrivants, ce qui perturbe fortement les pratiques innues; les territoires traditionnels de pêche et de chasse autochtones sont envahis. Les colons viennent d’autres régions du Québec, mais aussi de l’Acadie et des Îles-de-la-Madeleine, ainsi que de Terre-Neuve, de la Nouvelle-Angleterre et même des îles britanniques. Les nouveaux arrivants du Charlevoix voisin et du Bas-Saint-Laurent apportent un héritage culinaire du nord-ouest de la France : volaille à profusion, pâtés, soupes aux pois et à l’orge, gratins. Le chowder et la quiaude, une soupe de retailles de poisson, arrivent avec les Acadiens et les Jersiais. Les colons d’origine anglo-saxonne font connaître le corned beef, le porc salé, la mélasse ainsi que les poudings et les crumbles aux petits fruits, qu’on trouve encore sur bien des tables aujourd’hui. Les Innus ont déjà adopté des ingrédients d’origine européenne : farine de blé, cassonade, avoine, sel, sucre et thé sont courants dans certaines communautés dès le milieu du 18e siècle. Mais l’essentiel de leur garde-manger reste sauvage : poissons, mammifères marins, petit et gros gibiers, et oiseaux de bord de mer, dont plusieurs sont encore chassés aujourd’hui. Le moyac, nom algonquien de l’eider à duvet, un gros canard marin, demeure un mets de choix dans la région.
La sédentarisation des colons s’accompagne de mutations profondes dans les modes d’approvisionnement. Aux ressources sauvages de la mer et de la forêt s’ajoutent celles de la ferme de subsistance. On trouve de plus en plus de vaches, de chèvres, de volailles et de lapins, tout comme des légumes qui tolèrent bien les étés frais. Encore aujourd’hui, « on cuisine beaucoup le chou et aussi les feuilles de navet (on parle de “feuilles” tout simplement; on les cuisine comme si c’étaient des épinards). Les crucifères sont en vedette, et ce, depuis très longtemps », explique Guy Côté. Les dents sucrées ne sont pas oubliées : on fait pousser de la rhubarbe, qui s’ajoute aux fruits récoltés en forêt comme le bleuet, l’airelle vigne-d’Ida (ou graine rouge), la chicouté, le pimbina ou encore la camarine noire, avec lesquels on fait encore des confitures, des poudings et des tartes.
Des produits au goût du jour
Aujourd’hui, le paysage agricole est largement diversifié, mais la rigueur du climat, la faible densité de la population et l’isolement relatif, caractéristiques du territoire, représentent encore des défis. Malgré tout, le garde-manger local s’enrichit sans cesse. Les tablettes des petites épiceries se garnissent de miel, de fruits de mer, d’algues d’élevage, d’un arc-en-ciel de fruits, de légumes et de champignons, ainsi que de tisanes aux aromates de la côte.
Depuis quelques années, le regain d’enthousiasme pour ce garde-manger local amène un mariage des ingrédients traditionnels et des techniques modernes, et ce, en phase avec le riche métissage des différentes influences culinaires qui ont animé la région au fil des siècles. Par exemple, des microbrasseries aromatisent leurs bières de saison avec des petits fruits sauvages. Une poissonnerie détenue par la communauté innue de Mingan propose des prises apprêtées au goût du jour sous forme de sushis ou de pizzas aux fruits de mer – un bon exemple des influences croisées dans la région, selon Guy Côté. « Le développement de l’industrie minière à Schefferville, à Sept-Îles, à Port-Cartier et à Havre-Saint-Pierre par exemple, a apporté son lot de migrants, dit-il. Il y a eu, un temps, 23 nationalités différentes à Sept-Îles. De nombreux chefs y ont été attirés, voire embauchés, par les compagnies minières afin de bien nourrir les travailleurs. Les Italiens, eux, étaient présents sur la Côte-Nord avant les compagnies minières. Leurs traces dans la cuisine locale sont parfois perceptibles. La pizza aux fruits de mer, par exemple, ce n’est pas les Québécois qui ont inventé ça ! On a adopté la pâte, on y a ajouté une béchamel un peu modifiée, peut-être en y ajoutant un peu de vin, puis les fruits de mer. » Les arrivants plus récents – principalement venus de France, du Maroc, de Chine, de Roumanie et d’Algérie – façonnent aussi le paysage alimentaire en adaptant à leur sauce la richesse du terroir nord-côtier.
Aujourd’hui, le paysage agricole est largement diversifié, mais la rigueur du climat, la faible densité de la population et l’isolement relatif, caractéristiques du territoire, représentent encore des défis.
Magazine le Goût de la Côte-Nord
Juin 2022 – Numéro 2
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